La transformation digitale par absorption : le cas Walmart

Yves Pizay, Senior Partner chez Kea & Partners

Walmart en passe de réussir son pari !

Le 8 août 2016, Walmart acquière Jet.com pour 3,3 milliards de $ (3 milliards en cash auxquels s’ajoutent 300 millions en actions pour l’équipe dirigeante) : un montant record [1], qui suscite l’étonnement de la presse financière américaine [2].

En effet, Jet.com vient à peine de fêter son premier anniversaire et ne sera pas rentable avant 2020 selon les prévisions de Marc Lore, son PDG. Si le chiffre d’affaires de l’Amazon Killer, qui revendique près de 4 millions d’acheteurs aux États-Unis, vient d’atteindre la barre symbolique du milliard de $, ce succès fulgurant a un prix. Au total, la start-up a levé 565 millions de $ en quatre cycles de financement et elle « dépense énormément pour attirer de nouveaux clients » selon Sucharita Mulpuru, analyste chez Forrester. En témoigne son budget publicitaire, qui oscille entre 20 et 25 millions de $ par mois [3].

Le rachat de jet.com au cœur du combat de Walmart contre Amazon

À l’époque, on se demande si le rachat de Jet.com ne sera pas un coup d’épée dans l’eau lancé par Walmart dans son combat contre Amazon. Deux ans plus tard, Walmart a multiplié les acquisitions : Shoebuy, en janvier 2017 pour 70 millions de $, Moosejaw en février pour 51 millions de $, Modcloth le mois suivant, Bonobos en juin pour 310 millions de $, puis Eloquii et Bare Necessities en octobre 2018. À l’image de Jet.com, ces start-ups s’adressent à une clientèle plus jeune, plus aisée que sa clientèle traditionnelle et habituée au e-commerce[4]. À l’aune de ces acquisitions successives, le rachat de Jet.com ressemble à un coup de poker. Dans sa course à la digitalisation, Walmart espère, d’une part, insuffler un esprit start-up et une culture digitale dans les rouages de son organisation et, d’autre part, redorer son image auprès des millenials.

Afin de faire face à la croissance exponentielle de géants du web comme Amazon ou Alibaba, Walmart est peut-être en train de donner ses lettres de noblesse à une stratégie sans précédent : la transformation digitale par absorption de start-ups.

À l’été 2016, le choix d’accélérer sa transformation digitale via l’acquisition de Jet.com ressemble à s’y méprendre à une stratégie de la dernière chance pour Walmart. En effet, à cette époque, sa situation est alarmante sur le plan digital. Les ventes en ligne du géant américain de la distribution ont été inférieures à 14 milliards de $ au premier semestre 2016 (vs. 107 milliards de $ pour Amazon) [5] et se maintiennent à un niveau inexorablement bas. À la date du rachat de Jet.com, le poids du e-commerce dans les ventes globales est à peine équivalent à 2.8% du chiffre d’affaires, supérieur à 480 milliards de $ [6]. Bien que cette proportion soit comparable aux principaux distributeurs français, à l’exception de Leclerc [7], la dynamique est inférieure à la moyenne du marché du retail (+11,8% vs. +15% au premier semestre 2016 [8]) et Walmart a connu, au printemps 2016, la plus faible croissance de ses ventes en ligne depuis le lancement de Walmart.com en 2001 [9].

L’atonie des ventes en ligne, talon d’Achille de Walmart

Le plus inquiétant : cette atonie des ventes en ligne se prolonge en dépit d’efforts répétés pour inverser la tendance. Pour ne prendre qu’un exemple, le Walmart Labs, filiale dédiée à l’innovation, basée à Mountain View et créée à la suite du rachat de la start-up Kosmix, spécialiste des moteurs de recherche dédiés à l’e-commerce, existe depuis avril 2011. Il est clair que les dépenses récurrentes en R&D ne produisent pas les résultats escomptés.

Comment comprendre ce décalage ? L’inadéquation du e-commerce avec la clientèle traditionnelle de Walmart [10], relativement âgée, rurale et plutôt pauvre est une première explication, qui ne doit pas faire oublier l’incapacité de Walmart à proposer à ses clients une expérience digitale à la hauteur. Every day low price oblige [11], l’offre en ligne de Walmart parvient à séduire certaines franges de sa clientèle. Mais les services disponibles sur le site internet, entre une courte liste d’options pour la livraison à domicile et quelques programmes de fidélité, ne sont pas personnalisés en fonction des besoins de chacun [12]. Sans une culture client enracinée, le leader américain de la grande distribution, qui a bâti sa légende sur une culture du produit, ne pourra pas suivre plus longtemps la cadence imposée par le bataillon des pure players.

Les dirigeants de Walmart partagent-ils ce point de vue lorsqu’ils décident de racheter Jet.com au prix fort au milieu de l’été 2016 ? Quoi qu’il en soit, les paris sont lancés : la transformation de Walmart viendra d’un pure player ou n’aura pas lieu.

Pourquoi Walmart a choisi Jet.com pour accélérer sa transformation digitale ?

Tout d’abord, ce n’est pas un hasard si l’on surnomme déjà Jet.com l’Amazon Killer moins d’un an après son lancement. Son business model repose en effet sur une technologie de pricing particulièrement séduisante, qui atteste l’existence de cette orientation client de tous les instants qui manque justement à Walmart : la smart card est un procédé de tarification dynamique qui permet au client de réduire le prix de sa commande grâce à trois leviers cumulatifs [13]. Conformément au principe prices drop as you shop, le prix unitaire des produits glissés dans le panier du consommateur diminue en temps réel à chaque ajout de produit. Selon un procédé plus classique, le consommateur a également la possibilité de baisser le prix unitaire des produits de son panier en choisissant d’acheter en nombre le même produit. Le consommateur peut de surcroît diminuer le prix total de sa commande en jouant sur les différentes options qui lui sont proposées : ne pas souscrire au droit de retour ou choisir de payer par carte de débit sont autant de moyens proposés au client qui souhaite faire des économies.

Par ailleurs, il y a lieu de penser que l’intégration de Jet.com au dispositif Walmart sera rendue possible sinon facilitée par la proximité de deux philosophies qui font avant toute chose la part belle aux prix bas. Du everyday low price au prices drop as you shop, il n’y a qu’un pas, même si c’est un pas de géant.

Un effet Jet.com durable ?

Deux ans après l’acquisition, quels sont les résultats obtenus ? La marche était-elle trop haute pour Walmart et Marc Lore, placé à la tête des activités e-commerce et omnicanales du groupe dès la rentrée 2016 ? Au contraire, durant les mois qui se sont écoulés depuis, des premiers effets de synergie se sont semble-t-il manifestés puisque l’on constate une amélioration de la satisfaction client et une accélération de la croissance des ventes en ligne.

Sur le plan logistique, n’est-ce pas la diffusion de la culture client Jet.com qui a conduit dès 2017 à l’acquisition de Parcel ? Cette start-up est spécialisée dans l’optimisation de la logistique du dernier kilomètre – laquelle constitue aujourd’hui le principal frein au développement de la livraison à domicile de produits de grande consommation [14] . D’un côté, Jet.com propose depuis sa création un service à domicile sans date de livraison programmée avec des frais offerts à partir de 35 $ de commande [15] ; de l’autre, Walmart propose depuis février 2017 un service gratuit de livraison à domicile pour tous ses clients, en deux jours et ce, sans frais d’adhésion. Est-ce une réponse convaincante à l’offre Prime d’Amazon qui propose la livraison gratuite en 24h à ses clients, sous réserve d’être abonné et donc de s’affranchir des frais affiliés de 99 dollars chaque année [16] ? À cette fin, l’ouverture il y a quelques semaines dans le Bronx d’une plateforme logistique dédiée à la préparation des commandes digitales passées sur Jet.com et sur Walmart.com [17] devrait :

  • bénéficier à Walmart, qui n’était jusque-là pas présent physiquement dans les environs de New-York,
  • profiter à Jet.com, qui cible spécifiquement les millenials branchés et upper-class [18] type New-Yorkais,
  • sécuriser la qualité du service voire l’améliorer en généralisant à terme la livraison à domicile le jour même [19].

Sur le plan de l’offre, la dichotomie entre la clientèle traditionnelle de Walmart, rurale et périurbaine, et la cible client premium et urbaine de Jet.com a également des effets bénéfiques. Sous l’impulsion de Jet.com, le catalogue en ligne a triplé en 2017 et a récemment atteint la barre des 70 millions de références. Cette diversification du catalogue de Walmart se traduit même parfois par une montée en gamme révélatrice d’une volonté d’élargissement de la base client. En témoigne, à titre d’exemple, le partenariat récemment noué avec le magasin Lord & Taylor [20]. Du côté de Jet.com, le bénéfice d’appartenir à Walmart se ressent dans les prix proposés au New Yorkais : grâce au rapport de force du géant américain dans ses relations fournisseurs, les prix de vente des produits sur le site Jet.com restent compétitifs par rapport aux pure players en dépit du coût du loyer de la plateforme logistique du Bronx et de la premiumisation du service de livraison à domicile. « 3,49 $ pour une salade Gotham Greens, c’est moins cher que dans certains supermarchés du centre-ville [21] ».

Côté chiffres, la croissance des ventes en ligne de Walmart accélérée depuis l’été 2016 traduit indéniablement un effet Jet.com. Comme un symbole, c’est en novembre 2017, un an après le rachat, que les ventes en ligne ont dépassé les 3% du chiffre d’affaires global [22]. Mais c’est en retraçant trimestre par trimestre la croissance des ventes en ligne de Walmart que l’on peut véritablement observer l’effet de boost lié à l’acquisition de Jet.com. En effet, du deuxième trimestre 2016 (qui précède l’acquisition) au troisième trimestre 2016 (dans la foulée de l’acquisition), la croissance des ventes en ligne de Walmart avoisine les +50% – à rapporter au +11,8% du premier semestre 2016. Dès le trimestre suivant, la croissance des ventes en ligne retombe à 23%, ce qui témoigne de l’ampleur du signal envoyé par l’acquisition de Jet.com. Au printemps 2018, la croissance des ventes en ligne est d’environ +33% : cela semble désormais être le rythme de croisière de Walmart. Et l’ambition affichée par le groupe pour 2019 abonde dans ce sens. À l’aube de l’été 2018, Walmart annonce attendre une croissance de ses ventes en ligne d’environ 40% sur l’année fiscale 2019 [23].

Les chiffres sont moins flatteurs en ce qui concerne l’activité de Jet.com. En mars 2018, le trafic sur Jet.com est de 60% inférieur à son niveau de mars 2017 (vs. +5% sur la même période pour Walmart.com) [24]. Néanmoins, tous les indicateurs ne sont pas rouges pour Jet.com. Par exemple, la proportion de nouveaux clients Jet.com habitant les grandes villes a augmenté sur la même période. Or, les urbains constituent sa cible privilégiée  [25]. En tout état de cause, et pour reprendre les termes employés par Sucharita Kodali, analyste chez Forrester Research : « tant que les chiffres de Walmart sont solides, peu importe ce qui arrive à Jet ».

Deux ans après le rachat de Jet.com, tous les voyants sont donc au vert chez Walmart

La transformation digitale a des effets positifs sur le groupe dans son ensemble, qui annonçait au deuxième trimestre 2017 une croissance de 3,8% de son chiffre d’affaires, la plus forte qui ait jamais été enregistrée par le distributeur depuis 10 ans. À ce titre, le lancement en 2017 d’une application de Scan & Go sur Android permettant à ses clients de scanner leurs articles avec leur smartphone directement dans les rayons et de payer ensuite dans l’application, suivi en 2018 par le déploiement du Scan & Go sur 100 magasins au États-Unis [26], illustre la dynamique positive d’un Walmart ayant bel et bien amorcé à l’été 2016 sa transformation digitale, pour ne pas dire phygitale. Un Walmart désormais à la page de ce que Jack Ma, le Président d’Alibaba, appelle le nouveau retail : « cette intégration de l’online, de l’offline, de la logistique et de la donnée à travers une chaine de valeur unique [27] ».

On serait tenté de dire, pour conclure, que c’est de Marc Lore qu’est venue la lumière. Sa nomination en qualité de directeur e-commerce n’était-elle pas au fond le plus grand pari de Walmart, qui a osé faire confiance à un serial entrepreneur pour créer les conditions de la transformation d’un grand groupe ? Pari gagnant, en somme, car relevé par un homme né avec le goût du risque. Mais à présent que la transformation digitale de Walmart est en marche, comment éviter que Marc Lore soit attiré par de nouveaux défis, ailleurs que chez Walmart ? Gageons que les dirigeants de Walmart sauront lui faire une proposition suffisamment alléchante.


[1] Les Dossiers Grande Conso, Éditions Dauvers, 2017
[2] Jeremy Bowman, “1 Year Later, Wal-Mart’s Jet.com Acquisition Is an Undeniable Success”, in The Motley Fool, 03/10/2017
[3] Jérôme Marin, « Distancé sur Internet, l’Américain Walmart rachète le site de e-commerce Jet », in Le Monde, 09/08/2016
[4] Fareeha Ali, “A breakdown of Walmart’s e-commerce acquisition”, in Digital Commerce 360, 12/10/2018
[5] Jeremy Bloom, “How Jet.com fits into Walmart’s plans to beat Amazon”, in Features, 2018
[6] Jérôme Marin, « Distancé sur Internet, l’Américain Walmart rachète le site de e-commerce Jet », in Le Monde, 09/08/2016
[7] Le e-commerce pèse pour environ 5% du Chiffre d’affaires de Leclerc. Cf. Claire Bouleau, “Quatre atouts et un défi pour Alexandre Bompard à Carrefour”, in Challenges, 01/06/2017.
[8] Tien Tzuo, « Pour faire le poids face à Amazon, Walmart devrait se dédoubler », in E-commerce mag, 25/10/2016
[9] La croissance des ventes en lignes de Walmart a été d’environ 7% au deuxième trimestre 2016. Cf. Thea Ollivier, “Wal-Mart officialise le rachat de Jet.com pour 3 milliards de dollars“, in Les Echos, 08/08/2016
[10] Zak Stambor, “What is Walmart’s e‑commerce strategy?”, in Digital Commerce 360, 16/02/2017
[11] Rachael R. Hyde, “How Walmart wins with Everyday Low Prices”, Investopedia, 30/03/2018
[12] Tien Tzuo, « Pour faire le poids face à Amazon, Walmart devrait se dédoubler », in E-commerce mag, 25/10/2016
[13] Les Dossiers Grande Conso, Editions Dauvers, 2017
[14] Lauren Thomas, “Walmart redesigns lagging Jet.com site, rolls out Nike gear, 3-hour grocery delivery”, in CNBC, 13/09/2018
[15] Charlène Lermite, « Jet.com teste la livraison de produits frais », in LSA, 11/05/2016
[16] François Deschamps, « L’e-commerce chez Walmart en croissance de 63% », in LSA, 23/05/2017
[17] Phil Wahba, “Walmart’s Jet.com Makes Big New York Delivery Push With Bronx Facility”, in Fortune, 10/06/2018
[18] Michael Corkery, “Walmart finally makes it to the Big Apple”, in The New York Times, 16/09/2018
[19] Lauren Thomas, “Walmart redesigns lagging Jet.com site, rolls out Nike gear, 3-hour grocery delivery”, in CNBC, 13/09/2018
[20] Lauren Thomas, “Walmart redesigns lagging Jet.com site, rolls out Nike gear, 3-hour grocery delivery”, in CNBC, 13/09/2018
[21] Michael Corkery, “Walmart finally makes it to the Big Apple”, in The New York Times, 16/09/2018
[22] Lélia de Matharel, « Walmart enregistre une hausse 40% de son CA e-commerce », in LSA, 17/08/2018
[23] Phil Wahba, “Walmart’s Jet.com Makes Big New York Delivery Push With Bronx Facility”, in Fortune, 10/06/2018
[24] Matthew Boyle, “Walmart’s Jet.com Traffic Declines”, in Bloomberg, 13/04/2018
[25] Matthew Boyle, “Walmart’s Jet.com Traffic Declines”, in Bloomberg, 13/04/2018
[26] Kerren Lentschner, « Walmart se réinvente grâce à l’e-commerce », in Le Figaro, 15/01/2018
[27] Kantar Worldpanel, Rapport sur le e-commerce, 2017

Contactez l’auteur

Yves Pizay, Senior Partner chez Kea & Partners et responsable Data, avec l’aide précieuse et bienveillante de François-Régis de Guenyveau (Kea et auteur de « Un dissident » éditions Albin Michel), Romain Aeberhardt (Veltys, en charge des pôles R&D et machine learning / IA) et Olivier Tezenas du Montcel (Kea, amoureux du sport)

Découvrez les autres articles de l’auteur :

Abonnez-vous pour recevoir les prochains articles

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.