Ne laissez pas aux GAFAS l’exclusivité des plateformes bifaces !

Hervé Baculard et Bertrand Dimont, respectivement Senior Partner et Directeur chez Kea & Partners

Ne laissez pas aux GAFAS l’exclusivité des plateformes bifaces !

Au paléolithique, le silex biface a conféré à l’homme un avantage décisif en révolutionnant les techniques de combat comme celles de l’agriculture. Deux millions d’années plus tard, le même concept appliqué aux plateformes donne un avantage inestimable à certains acteurs, avec un modèle économique apportant à la fois des revenus supérieurs à la moyenne et des positions concurrentielles quasi inexpugnables.
Car la plateforme biface joue de la résonance entre plusieurs communautés d’acteurs (à minimum deux, d’où son nom biface), en multipliant les connexions et occasions d’échange, en amassant au passage des montagnes de données qui servent tout à la fois à accélérer les échanges et à les monétiser.

Les GAFA sont les archétypes de ces modèles d’affaires. Affichant une logique de bien commun (développer la mobilité, accéder à la culture…), avec une expérience utilisateur simplissime, ils commencent par attaquer plusieurs marchés, de façon marginale et transversale, en jouant des poches de non-efficience (capacité non utilisée, manque de transparence sur les prix) et se retrouvent in fine en situation d’intermédiaire obligé, captant la valeur de ces marchés.
Ce type de plateforme s’étend dans toute l’économie, n’épargne aucun secteur et rend les acteurs traditionnels dépendants (sous-traitants) des nouveaux venus. Chaque jour se crée une nouvelle plateforme, peut-être celle qui va s’attaquer à votre business !

Chaque entreprise doit donc se poser la question de sa stratégie en matière de plateforme biface ; il y va de sa rentabilité d’abord et de sa pérennité ensuite. Cela questionne le modèle même d’organisation de l’entreprise : le plus classique étant fondé sur des process et des fonctions, celui des plateformes étant fondé sur des données et des talents, qu’ils soient internes ou externes. C’est bien d’une transformation stratégique et culturelle dont il s’agit, pour ceux qui veulent (doivent) se lancer dans cette direction.

LOGIQUE PLATEFORME BIFACE VS LOGIQUE E-COMMERCE CLASSIQUE

Tout d’abord, évitons certains contresens. La logique plateforme ne consiste pas à faire du commerce en ligne. Contrairement aux sites de e-commerce classiques qui ne jouent que sur une seule face avec le seul schéma achat / vente, les plateformes bifaces jouent sur l’effet de réseau (géographique, communautaire…) pour multiplier les connexions entre leurs utilisateurs, qu’ils soient sur le versant de l’offre ou celui de la demande. Ces utilisateurs sont non seulement consommateurs mais également créateurs de valeur : producteurs de contenus, multiplicateurs de connexions, sources d’informations monétisables.

L’irruption d’une plateforme biface dans un secteur établi affaiblit la relation entre une marque et son consommateur de trois façons : par son monopole de l’information sur un sujet, par sa position d’intermédiaire financier pour toute transaction et par sa capacité à devancer les attentes grâce à l’infovalorisation. De plus, son modèle économique se nourrit de multiples sources de revenus qui se combinent (marge sur transaction, frais d’inscription, revente d’information, hébergement cloud…), voire de subventions d’un tiers intéressé par le développement du marché que fluidifie la plateforme.

BONNES ET MAUVAISES RÉACTIONS AU PHÉNOMÈNE PLATEFORME

Il nous semble que les entreprises ont le choix entre quatre réponses.
> La première, la plus simple pour commencer, est d’apparaître sur les plateformes en tant que vendeur, en complément de son site de e-commerce. Beaucoup hésitent encore, de peur d’abimer leur image de marque ou de perdre en puissance sur leur propre site. Cette stratégie est envisageable à deux conditions : la maîtrise des conditions tarifaires, pour éviter un effet déflationniste et de contagion à l’ensemble des canaux, et la mise en valeur de l’offre sur des « boutiques numériques » afin de conserver la singularité de l’expérience client. La plupart des plateformes offrent ou vont offrir cette possibilité qualitative. Attention : pour chaque secteur, ne vous limitez pas aux GAFA ou aux BATX. Plus d’une centaine de plateformes – petites, moyennes ou grandes – vous attendent au niveau mondial.

> La deuxième réponse est d’associer une place de marché propriétaire à son site de e-commerce : cette solution choisie par beaucoup d’entreprises permet d’augmenter son audience totale, avec un effet positif sur les coûts d’exploitation. Les volumes générés sont souvent impressionnants mais la démarche est risquée. Le principal danger est le brouillage de l’image de marque par l’ajout permanent de nouvelles catégories et de faire du site un « sous-Amazon ». Le deuxième risque est le coût caché d’une plateforme de plus en plus complexe avec une expérience utilisateur décevante ; on rappellera que le profit d’Amazon vient majoritairement de la location de ses serveurs et non de son activité de commerçant.

> La troisième réponse est la création ex nihilo d’une plateforme : Netflix offre un bon exemple de succès dans cette démarche de la part d’un acteur venant d’un business traditionnel. Cet ancien loueur de cassettes vidéo met aujourd’hui en difficulté Canal+ et Disney. Dans ce cas-là « timing is everything » : voyant son business s’effriter, l’entreprise a réagi sans atermoiement et a pris la vague avant qu’un nouveau venu ne s’installe et n’acquière rapidement une position inexpugnable. À l’inverse, le groupe Accor s’est résolu trop tardivement à créer sa propre plateforme, pour contrer Booking.com, et s’est limité à reproduire un « super » site de e-commerce.

> Une quatrième stratégie nous paraît la plus pertinente, avec de meilleures chances de succès et un rapport sur investissement mieux maîtrisé : elle consiste à créer un « effet plateforme » en utilisant les leviers que sont les actifs relationnels propres de l’entreprise. Par exemple, un assureur, habitué à mobiliser son réseau de prestataires (plombiers, réparateurs…) de façon très épisodique lors d’un sinistre, pourrait le mettre en relation avec sa base de clients particuliers, jouant ainsi le rôle d’un tiers de confiance, d’un accélérateur d’activité entre ces deux communautés, et renforçant dans le même temps sa légitimité sur son métier de base. Cette démarche permet d’éviter de se jeter dans une course au volume avec des plateformes généralistes et d’exploiter au maximum ses propres atouts, beaucoup moins copiables par des concurrents.
La firme Limelight USA a réussi à exploiter l’originalité de son modèle, qui consiste à commercialiser ses produits de beauté en vente directe via des conseillères : c’est grâce à leur présence en ligne que la marque a créé un modèle biface et bénéficie d’un effet réseau qui se nourrit de sa propre dynamique.

VERS L’ENTREPRISE PLATEFORME

Pour parvenir à initier un « effet plateforme », un acteur traditionnel doit enchaîner dans l’ordre quatre étapes.

D’abord créer l’effet réseau

Il s’agit d’une part de s’engager dans une analyse approfondie des actifs relationnels de l’entreprise, afin d’établir un panorama exhaustif de ses réseaux (particuliers, professionnels, entreprises, prescripteurs, etc.). Il faut, d’autre part, amorcer une réflexion visant à l’extension de la mission de l’entreprise en mettant en résonance ces actifs. Si besoin, on fera l’acquisition d’un acteur pour les compléter, servant de première plateforme technique.
Si l’on reprend l’exemple de l’assurance, l’entreprise doit devenir une plateforme de service au quotidien et non plus seulement un gestionnaire de risques et de sinistres. L’objectif est de déboucher sur une proposition de valeur singulière, légitime, suscitant l’échange de flux entre les réseaux. Il s’agit de créer la logique biface (ou multi-face) qui va s’alimenter en cercle vertueux. De la même manière, dans la banque, il est possible de faire communiquer entre eux clients particuliers et clients professionnels, en permettant à ces derniers d’augmenter les opportunités d’affaires. La banque aura alors un rôle de pivot de la relation, tout en assurant sa position dans les chaînes de valeur futures : c’est la qualité des actifs immatériels qui fera la différence ! Dans la grande consommation, c’est une opportunité de retrouver un contact direct avec le consommateur.

Ensuite créer la confiance

… et ne pas la perdre : c’est le nerf de la guerre des plateformes. On l’a constaté avec Facebook : après l’engouement incroyable, le déficit de confiance dû à la vente contrôlée ou non des données impacte fortement la valeur à moyen terme de l’entreprise. Les bases de la confiance reposent sur quatre phénomènes complémentaires : l’usage qui facilite la vie, l’engouement qui appelle à rejoindre une communauté, la probité qui sécurise l’adhésion et le partage des données sensibles et, enfin, le bien commun associé au sens de la plateforme. Il y a une carte à jouer dans ce domaine : une entreprise plateforme devrait à terme devenir une « entreprise à mission », fière de sa raison d’être, garante de l’application de ses engagements auprès des parties prenantes, agissant en acteur responsable en tant que tiers de confiance soucieux des externalités positives qu’elle apporte à la société. Cela fera la vraie différence et pourra faire émerger de nouveaux acteurs.

Bien valoriser les données, c’est la clé du modèle d’affaires

S’attacher à initier leur monétisation au bon moment est l’une des clés de réussite (cf. encadré), sachant que seules l’expérience et une montée en puissance progressive permettent de tâtonner et d’y arriver ! Les données sont bien « le pétrole du 21ème siècle », mais elles ne produisent de la valeur que si elles circulent, si elles sont croisées avec des sources externes pour enrichir la contextualisation et si elles sont orientées vers le matching consommateur…
L’infrastructure technologique est le sujet majeur à l’agenda. Il s’agit de structurer une surcouche informatique pour ne pas être prisonnier de l’existant, car la démarche plateforme joue sur l’effet boule de neige du réseau et les installations doivent pouvoir encaisser une montée en puissance rapide. L’aller-retour entre stratégie et technologie est ici essentiel : malheureusement les talents aguerris à cette gymnastique sont souvent très rares. L’acquisition de ces compétences rares est nécessaire et elles peuvent être largement externalisées grâce à des joint-ventures, le temps de trouver les bons alliages entre données et ressources.

Enfin, organiser l’entreprise comme une plateforme

La démarche de construction d’une plateforme est anticonformiste : il faut dépasser les règles convenues de chaque marché, repenser la proposition de valeur en partant de l’usage et non du produit, faire émerger avec patience le modèle de données, de revenu et de monétisation. Les définitions cloisonnées des métiers se brouillent : la plateforme est à la fois fournisseur, producteur, client, consommateur.
L’entreprise plateforme se caractérise par un centre technologique fort autour des données, par des fonctions de business développement multi-cibles (BtB, BtC, physique, réseau social…) visant à activer chaque face de la plateforme, une gouvernance éthique qui donne confiance à l’ensemble des acteurs du système et, enfin, par une fonction de veille et d’innovation pour renouveler en permanence l’offre et s’assurer qu’un nouveau venu ne s’installe pas comme un coucou sur votre marché.
Enfin, pour se donner toutes les chances de décoller, il faut s’attaquer à la construction de la plateforme « à côté » de son business actuel, afin d’intégrer progressivement la nouvelle donne que permet l’effet biface et faire migrer son activité historique. Un apport externe est donc franchement utile !

EN CONCLUSION

Beaucoup de projets sont dans les cartons en ce moment ; il y a encore peu de succès évidents car ils en sont encore au stade de la maturation. Il est en tout cas nécessaire de se lancer sans tarder. Attendre pour agir et faire du copier-coller est une habitude de l’ancien monde ; dans ce nouveau monde, quand apparaît un bon exemple dont on peut s’inspirer, il est déjà trop tard !

CONSTRUIRE UNE PLATEFORME : LES 7 ERREURS À NE PAS COMMETTRE

Voici les 7 principaux pièges dans lesquels peuvent tomber les acteurs traditionnels quand ils tentent de transformer une partie de leur activité en modèle de plateforme.

  1. Partir du produit et non de l’usage : au lieu de tenter trop vite de vendre son produit à une communauté de clients, il faut observer les usages et laisser les utilisateurs venir, passer du temps, échanger sur la plateforme.
  2. Limiter cette réflexion à l’aspect « stratégie digitale » de l’entreprise : elle doit être envisagée en termes de stratégie globale, avec une analyse poussée de son capital immatériel (réseau, clients, fournisseurs, prestataires).
  3. Avoir une approche trop verticale/étroite : être le meilleur sur son métier ne suffit plus, il faut une vision transversale. Un vendeur de clubs de golf doit devenir celui qui active la passion des golfeurs, qui anime la communauté, et non plus seulement celui qui permet de gagner sur le green.
  4. Préférer la marge au volume : c’est le nombre de transactions qui crée la valeur d’une plateforme et son amortissement vient ensuite d’une petite « taxe » sur ce volume d’échanges ; cela exige une évolution culturelle pour des entreprises habituées à augmenter prix et marge.
  5. Financer le lancement par les dépenses d’exploitation : une plateforme est un actif immatériel qui ne trouve pas tout de suite son équilibre économique par la monétisation. Les entreprises classiques doivent recourir au mécanisme de levée de fonds et de financement par les dépenses d’investissement.
  6. Avoir une approche non intégrée de la profitabilité : les modèles de plateforme recourent tous à l’équilibrage des marges entre activités. Une vision trop comptable limitée à la seule activité plateforme tue trop vite les projets chez les acteurs classiques.
  7. Laisser l’activité plateforme au sein du coeur de métier : ce doit être dès le début une activité à part entière, à la fois détachée des contraintes du core business et chargée d’assurer la pérennité de celui-ci.

Article issu de La Revue de Kea & Partners n°23, dédié à la transformation socio-digitale.

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