Entreprise plateforme : terrain de jeu & enjeux de société

Bertrand Dimont, Directeur chez Kea & Partners

« Une plateforme responsable, est-ce possible ? », c’est l’intitulé du chantier lancé par le think & do-tank Entreprise & Progrès que Kea coparraine et coanime. Le partage de la valeur – économique, sociale, environnementale – par les plateformes digitales en est la question centrale. Lors du premier atelier, Denis Jacquet, président de l’observatoire de l’uberisation, est intervenu pour définir ce que sont les plateformes et a partagé sa vision de ce qui est en jeu aujourd’hui, en particulier pour les Européens. En voici le compte rendu.

 

Plateformes : de qui et de quoi parle-t-on ?

La Chine et les États-Unis dominent le marché et polarisent le monde autour de plateformes qui dépassent le milliard d’utilisateurs. La Chine, grâce à la taille de son marché intérieur et à son régime politique, a la capacité d’aller extrêmement vite dans ses développements. Les États-Unis bénéficient toujours de leur « soft power » et multiplient le nombre d’utilisateurs de leurs plateformes. Dans ces deux géographies, 4 ou 5 grands acteurs[1] – superstructures – règnent sur l’écosystème des plateformes digitales en détenant les infrastructures par lesquelles toutes les données transitent.

Cette concentration géographique et concurrentielle limite les alternatives pour les utilisateurs et donc la capacité à questionner le dessein philosophique et politique – le projet pour l’Homme – que sous-tend le développement de ces plateformes. En Chine, les plateformes conditionnent « l’homme nouveau », en étant au service d’une vision normée des individus et de leurs comportements. Par exemple, Alibaba donne accès à sa plateforme « VIP » aux clients « qui se comportent bien ». Aux États-Unis, les dirigeants des grandes plateformes partagent les projets libertariens et transhumanistes[2]Le développement des plateformes se fait dans un système macroéconomique contraint dont le sens est à questionner. En 30 ans, les pays occidentaux ont vu leur endettement moyen passer de 30% du PIB à plus de 80%, leurs populations sont vieillissantes, avec le lot de problèmes associés (santé, dépendance, emploi des seniors…), les inégalités s’accroissent, faisant le nid des populismes qui promettent « le retour à avant », et les potentiels de gain de productivité plafonnent dans des économies de services où la valeur est produite par les hommes

La question du partage de la valeur

Le partage de la valeur est « la muraille qui empêche le système d’exploser » et qui donne du sens à la croissance liée au numérique. Dans un contexte économique contraint, veut-on supprimer la place de l’Homme en tant que travailleur, afin de maintenir le profit (pour payer les retraites, permettre aux États de s’endetter et préserver le système existant…), quitte à verser un revenu universel et à rémunérer les gens sur les datas qu’ils génèrent ? Ou préfère-t-on mieux partager la valeur avec les contributeurs externes des plateformes – par exemple, les travailleurs indépendants dans le cas de l’industrie du transport de personnes – en leur donnant accès au bénéfice, au capital, à un système de santé, à de la formation… ?

Le devenir du travail et la mobilité des compétences sont les sujets majeurs des cinq prochaines années. De multiples études montrent qu’entre 50% et la quasi-totalité des fonctions humaines automatisables et ce d’ici 5 ans. Les grandes plateformes actuelles (Uber, Amazon) investissent ainsi dans l’automatisation de leurs opérations, avec comme ambition ultime de fonctionner sans salarié.

Ces organisations sont d’abord technologiques, avant d’être des entreprises fédérant des travailleurs indépendants. L’automatisation conduira à un basculement des fonctions de back-office vers le front-office, ce qui pose la question de la capacité des opérateurs de back-office à acquérir les compétences nécessaires. A titre d’exemple, on prévoit qu’en 2022 des camions connectés – et donc autonomes – pourront faire les trajets de longue distance aux États-Unis, avant de passer le relais à un chauffeur pour effectuer la livraison du dernier kilomètre. 515 000 chauffeurs routiers pourraient être concernés par cette révolution…

Les plateformes numériques n’ont rien inventé de nouveau

Les plateformes numériques sont des intermédiaires entre un client et un « offreur de services » en proposant une expérience client incomparable en matière d’ergonomie, de rapidité, de simplicité. Dans la distribution de biens, les hypermarchés ont été ainsi les ancêtres d’Amazon. Les plateformes technologiques ont aussi la caractéristique de s’appuyer sur des travailleurs indépendants, non-salariés, qui produisent de la valeur pour elles. Elles ont besoin d’un volume important d’utilisateurs afin de générer les effets réseaux nécessaires pour atteindre une taille critique. Ainsi, seul un nombre limité d’acteurs (3 ou 4) peuvent coexister dans un secteur d’activité. Par exemple, Foodora, un des challengers sur le marché de la livraison de plats cuisinés à domicile, a annoncé récemment fermer ses opérations en France, face à la concurrence de Deliveroo ou de Uber Eats qui ont remporté le marché.

Au-delà de la facilité de mise en relation et de la qualité de l’expérience qu’elles proposent, les plateformes apportent de nombreux bénéfices : elles donnent accès à de nouvelles formes de travail et créent de l’activité (…mais peut être au détriment de l’emploi), elles permettent d’évaluer les biens et les services – ce qui pourraient favoriser les économies françaises et européennes qui produisent de la qualité, elles facilitent la mise relation et la solidarité entre particuliers – éventuellement dans des relations non monétarisées via des comptes d’heures par exemple, elles redynamisent les territoires à travers la mise en place de circuits courts et de nouvelles chaînes de valeur… On compte environ 400 plateformes en France et 700 000 travailleurs indépendants dont plus de 80% ne sont pas prêts à changer leur statut pour celui de salarié.

Un défi pour l’Europe

… inventer une alternative aux plateformes américaines et chinoises, de manière pro-active, dans les 5 prochaines années – et faire émerger 10 champions à 100 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Les plateformes européennes doivent être nourries de manière volontariste, en particulier en y réalisant les achats publics ou en privilégiant les opérateurs européens (par exemple pourquoi ne pas mettre Qwant plutôt que Google, de manière native sur les smartphones européens ?). Elles pourraient associer le continent africain pour atteindre un marché accessible d’1,5 milliard d’habitants comparable à celui des plateformes américaines ou chinoises. Enfin, elles pourraient proposer un modèle social mieux-disant pour les travailleurs indépendants, voire favorisant la création d’emploi, afin de concurrencer et d’être plus attractives que les plateformes américaines.


[1] Les GAFA (Google Apple Facebook Amazon) aux US, les BATX (Baidu Alibaba Tencent Xiaomi) en Chine
[2] Lire à ce titre Pascal Picq, Le nouvel âge de l’humanité : Les défis du posthumanisme expliqués à une lycéenne

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Bertrand Dimont, directeur au sein de la practice Assurance chez Kea & Partners

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