Digital, un univers impitoyable… et une affaire de coopetition

Didier Long, Co-fondateur de Kea-Euclyd

La révolution digitale et la peur des GAFA et autres BATX font ressortir du placard le bon vieux fantôme de Darwin : s’adapter ou mourir. C’est ignorer que le moteur de l’évolution biologique ou économique est basé non pas sur la compétition mais la coopération.

Digital, ton univers impitoyable

Le marché est-il, comme on l’entend souvent dire, un « univers darwinien » ? Un univers où sévit une sorte de guerre de « tous contre tous » (Hoobes) que le digital accélérerait et dont les GAFA et autres BATX seraient les Tyrannosaurus Rex ? Des category killers ?

Le problème avec Darwin, comme d’ailleurs avec la plupart des fondateurs d’écoles de pensée et de religion… ce sont les disciples…

Charles Darwin a expliqué l’évolution des espèces par le jeu de la sélection naturelle : quand des variations aléatoires favorables s’expriment chez certains individus, ceux-ci ont plus de chances de survivre et de transmettre leurs caractères à leur descendance. Mais il n’a jamais expliqué le pourquoi de ces variations…

Les néo-darwiniens ont donc appliqué une vision gradualiste de l’évolution aux marchés ou aux sociétés… seuls les plus forts survivent… mais sans jamais nous expliquer comment ils étaient devenus plus forts… On nous ressert donc régulièrement cette vieille soupe pour parler des GAFA ou la fin programmée de l’Etat providence (« ça coûte un argent fou »… oui mais si on ne paie pas, on perd 8,5% du PIB en 25 ans ! [1])

Des entreprises et des bactéries

L’allégorie bactérienne m’a semblé une meilleure explication que le néodarwinisme pour décrypter la mutation en cours. Je m’explique.

Les comportements des bactéries m’ont permis de comprendre l’histoire de mes semblables et, en rebond, de comprendre la formidable mutation de nos marchés à l’heure où des géants mondiaux ou français comme Toy’s R US ou la Grande Récré (20% du marché français du jouet) se sont effondrés en un seul mois !

En m’intéressant à la maladie de Lyme, j’ai été conduit à m’intéresser à la vie des bactéries et à leurs stratégies. J’ai rencontré de très grands spécialistes, comme Christian Perronne, qui m’ont parlé d’une forme de bactéries très particulière : les spirochètes « en spirale ou en ressort », qui adoptent des stratégies de coopération, de repli simulé et d’attaque massive, ou encore de simulation face à l’organisme leur permettant de passer en à peine un mois la barrière encéphalique pour toucher le système nerveux central. Cette forme de bactérie sait provoquer la migration des symptômes qui la signalent, s’évanouir en se comprimant face aux puissants traitements antibiotiques pour réapparaître démultipliés. Elle compose ainsi avec son environnement bactérien (comme le macrobiote intestinal) qui diffère à chaque individu pour donner à la maladie mille visages : sclérose en plaque, paralysies, dépressions nerveuses…

… Cette « guerre » a bien sûr été recyclée dans un cadre de guerre bactériologique par les japonais en 1938 (Unit 731), les nazis entre 1940 et 1945 sur l’île de Riems au bord de la mer Baltique et probablement les services de la Navy en 1945 après le plan Paperclip via le virologue Erich Tarub sur Plum Island, LAB 257, à l’est de Brooklyn et à 16 km au sud de Old Lyme dans le Connecticut… mais c’est une autre histoire [2].

Et je me suis aperçu que les bactéries avaient des comportements sociaux de guerre, de coopération, de prédations assez semblables aux entreprises. Des stratégies et tactiques de guerre qui n’ont rien à envier aux humains… ou aux entreprises. Non pas que le marché fonctionne comme une guerre comme le croient les économistes néo-darwiniens, probablement un peu paranoïaques, mais plutôt comme une société. Compétition donc mais surtout coopération. (Oui je sais j’aurais dû relire la théorie des grappes d’innovation de Schumpeter et pas seulement sa théorie de la destruction créatrice). Le langage commun a d’ailleurs gardé en lui cette réalité d’un marché composé de « coopératives » et de « sociétés » et non pas de commandos et de prédateurs (encore qu’on parle de Vulture funds).

La compétition n’est pas le moteur premier de l’innovation et du marché mais la coopération

A l’échelle de l’évolution planétaire, nous venons juste de naître. La période des cavernes à aujourd’hui ne représente que 1% du temps écoulé depuis la naissance de la vie. Les micro-organismes ne nous précèdent pas, nous sommes leurs hôtes. La vie a commencé bien avant nous et a créé des processus de symbiose et de cooptation d’une intelligence dont l’homme est absolument incapable. La vie a commencé sans nous et continuera probablement sans l’humanité. Le fait de nous croire au sommet est une illusion. La vie nous porte dans toutes nos cellules et bactéries.

Les micro-organismes ont inventé toutes les formes d’organisation et de coopération, d’intelligence que nous découvrons à peine. La découverte de l’ADN date de… 1944. Grâce à lui, la cellule se recode et… ressuscite. Ou comment hacker la mort…

Notre organisme possède 1,3 bactérie par cellule selon les estimations et non 10, comme l’ont montré 3 chercheurs de l’Institut des sciences Weizman à Rehovot en Israël. Sachant qu’un homme possède 30 mille milliards de cellules, nous sommes donc composés de 39 mille milliards de bactéries. Plus que de cellules !

Les bactéries apparues à l’aube de la biosphère, privées de cerveau et de conscience défendent leur territoire, ont des codes de conduite, simulent pour mieux se cacher, sont éliminées ou ignorées par leurs semblables, se font la guerre, quand elles ne la mènent pas avec le groupe, s’allient avec des ennemis pour vaincre selon la brillante explication d’Antonio Damasio dans L’Ordre étrange des choses.

Mais comme l’a montré Lynn Margulis (1938-2011) dans l’Univers bactériel :

« La vision de l’évolution comme étant le produit d’un combat sanglant entre des individus et des espèces – une distorsion populaire de la notion darwinienne de la « survie du plus apte » – se dissout alors que de nouvelles visions émergent de coopération continuelle, d’interaction et de dépendance forte entre les formes de vie »

Selon cette vision aujourd’hui largement partagée, l’évolution est le fruit de la “symbiose” ou fusion des organismes. Les cellules eucaryotes (avec noyau) seraient le résultat d’une suite d’associations symbiotiques avec différents procaryotes (cellules sans noyau). C’est ainsi que seraient nées les cellules complexes il y a 4 milliards d’années, les végétaux et les animaux. Nous portons tous en nous, les traces de cette fusion originelle.

Retraçant l’histoire de l’évolution, Lynn Margulis montre en effet que l’homme, loin d’être une exception dans la nature, doit son existence aux microbes et aux bactéries. Ces derniers sont des vecteurs primordiaux de la vie, qui gouvernent les mécanismes essentiels de la biochimie, produisent l’oxygène de l’atmosphère et façonnent les structures géologiques.

Les bactéries comme les humains affrontent d’autres groupes, s’allient avec d’autres bactéries pas forcément du même génome, partent à l’attaque d’autres groupes pour contrôler les ressources alimentaires, détectent des « déserteurs » parmi elles qui ne participent pas à la défense du groupe, s’adaptent en territoire hostile… tout comme les insectes sociaux, elles n’ont pas de conscience mais témoignent de comportements et de dynamiques sociales coopératives complexes, fruits de milliers de générations, qui s’inscrivent dans des principes homéostatiques de survie et de poursuite de leur existence.

Arrivant seulement au crépuscule de l’histoire de l’évolution, nous portons en nous comme « compilée » la trace de cette coopération originaire qui a produit la vie et la conscience. Nous sommes le résultat de milliards d’années de symbioses, de fusions d’organismes. Nous ne pouvons pas faire le reverse engineering de cette époque pour retrouver le code source.La « guerre de tous contre tous » de Hobbes est souvent appelée à la rescousse comme une sorte de théorie du marché alors qu’elle est en réalité une vision appauvrie et linéaire de la réalité… et de Hobbes.

« On constate ici que, aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun pour les maintenir tous dans la crainte, ils se trouvent dans l’état qu’on appelle guerre ; et qu’aussi cela se tient en une guerre de tous les hommes contre tous les hommes […]. Dans une telle situation il n’y a pas de place pour une activité humaine ; car les fruits qu’il pourrait récolter, sont incertains : et par conséquent, il n’y a là aucune économie rurale, aucune navigation, aucune utilisation des objets de luxe qui doivent être introduits de l’extérieur ; pas de bâtiments commodes ; pas de machines, avec lesquelles de plus grands frets peuvent être déplacés ; pas de savoir sur la forme de la terre ; pas d’historiographie ; pas d’inventions humaines ; pas de sciences ; pas de société, et le pire, une crainte continuelle et le danger de mort violente ; et l’homme mène une existence solitaire, misérable, difficile, sauvage et brève. »
— Hobbes, Leviathan (1651), première partie, chapitre 13, §62

Les symbioses mutualistes nous entourent. Prenons l’exemple des lichens, unions entre une algue unicellulaire photosynthétique et un champignon : le champignon retire de l’algue le glucose que l’algue produit par photosynthèse ; l’algue retire de la relation un apport important en eau et en sels minéraux ainsi qu’un gîte. L’escherichia coli dans notre intestin aide à la digestion, régule le système immunitaire et empêche la colonisation par des organismes pathogènes.

La « coopétition » dont je parle n’est donc pas une alliance ponctuelle, un consortim pour parler avec des mots business… mais une interaction permanente de processus, une joint-venture.

La coopération a l’âge digital

Les schémas classiques d’entreprises verticalisées, où des chefs de produits en concurrence se mènent une guerre impitoyable et affrontent en interne des concurrents-ennemis imaginaires dans un combat à la loyale, où une ligne de fantassins en affronte une autre en externe, dans des linéaires parfaitement merchandisés, ne fonctionnent en fait pas à l’âge digital.

L’âge digital est celui d’organismes et de savoirs complexes, de technologies en interactions se développant de manière organique et virale. Dans ce développement organique coopératif certaines fonctions (cf. AWS) peuvent en faire vivre d’autres (cf. la logistique d’Amazon Prime, pas rentable) pour détruire de la valeur d’anciennes activités transactionnelles. On assiste à la réplication et à la mutation de lignes d’ADN, et à une expansion d’une logique algorithmique qui s’applique à l’ensemble. Ainsi de la logique de market place appliquée au livre puis au jouet puis à tout produit BtoC portant un code barre, puis au BtoB chez Amazon.

Il est donc clair que dans le nouveau monde « intelligent » la bonne vieille guerre des chefs n’a plus aucune signification, pas plus que les explications univoques comme le « Big Data », l’IA et autres soupes marketing des vendors du monde d’avant-hier : Amazon a commencé sans big data…

Le bon vieux système circulatoire qui s’est imposé sur les échanges commerciaux depuis un millénaire (la banque), cohabite désormais avec de multiples systèmes circulatoires en interactions : Facebook, Google, Baidu, JD.com, Alibaba… et en coopération comme le sont les systèmes nerveux, sanguins, respiratoires, endocriniens… dans le corps humain.

Les interactions symbiotiques entre organismes sont le vrai moteur de l’évolution biologique comme économique. Les écosystèmes des BATX le prouvent.

La réponse au marché par des produits, contenus et services et sa reproduction mécanisée éperdue qui a constitué l’objet de l’entreprise à partir du XVIIIème siècle et la révolution industrielle, n’est finalement qu’une invention récente et provisoire, arrivée au bout de son processus de complexité. Une forme figée étouffant l’innovation permanente créatrice de valeur par la multiplication des processus et des KPIs en perdant sa raison d’être ou son ADN originel. Nous sommes désormais face à des écosystèmes en ébullition permanente et en coopétition qui émergent out of the blue et dont la création de valeur se déplace non plus de manière géographique (les « économies du monde » de Braudel) mais par grappes d’innovations en réseaux mondialisées. Google rencontre Waze, le rachète, l’intègre, intègre les data UGC (User Generated Content) de Waze dans Google Map et l’optimise, etc…

Co-opérer

Pour les entreprises devenues des technostructures parfaitement rodées à une fonction unique, l’hybridation avec des savoirs et des technologies inconnues de tous la veille n’a rien d’une évidence. Dans un chapitre intitulé : « Le capitalisme peut-il survivre ? », avec des sous parties du type « Les murs s’effritent », « L’hostilité grandit », Schumpeter emploie des mots très durs. Pour lui on est au « crépuscule de la fonction d’entrepreneur », ce moteur initial de toute innovation ensuite industrialisée en masse. Il écrit : « le progrès économique tend à se dépersonnaliser et à s’automatiser. Le travail des bureaux et des commissions tend à se substituer à l’action individuelle ». Et il décrit l’étouffement de la fonction d’entrepreneur par des technostructures obsédées de routines qui empêchent leur propre survie. Les entreprises de grande taille et de taille moyenne sont aujourd’hui confrontées à ce défi dans leur mutation incrémentale et disruptive. Leur collaboration se résume à l’assemblage de processus qui communiquent mais qui ne sont souvent même pas orchestrés. On sait opérer mais pas co-opérer. Alors que dans une entreprise comme Amazon une personne est responsable d’une réclamation dans un service qui n’est pas sous son autorité.

La mise en place de Data lake, de DMP… dit souvent simplement l’incapacité à orchestrer un processus continu au service du client et alimenté par des données, dans des entreprises organisées en silos : achats, marketing, ventes et magasins, logistique… avec des systèmes d’information sans orchestration et des organisations composées de personnes qui réalisent à la perfection les mêmes processus ou opérations dans divers contextes depuis 20 ans. Or la coopération est affaire d’interactions permanentes et en temps réel, d’orchestration de processus vitaux. Ce dont sont incapables les entreprises en silos aux processus verticaux routinisés et figés dans un seul objectif de croissance optimale… quant à interagir avec d’autres… on en est souvent très, très loin.

Re-naitre

La Renaissance d’Apple peut nous montrer qu’en réalité rien n’est figé ! On se rappelle la couverture de Forbes qui s’émerveillait en 2007 que Nokia détienne 40% du marché mondial des téléphones et un milliard d’utilisateurs en se demandant si quelqu’un pourrait détrôner le roi du téléphone cellulaire. Au milieu des années 90, Apple était au bord du gouffre et c’est seulement en 2005 que Larry Ellison a fait revenir son copain Steve Jobs après 10 ans de saignées qui ont failli tuer le patient. Et Steve Jobs avait dit : « Larry, voilà pourquoi c’est si important que je sois ton ami. Tu n’as plus besoin d’argent. Je ne le fais pas pour l’argent, je ne veux pas être payé. Je me place sur le terrain de la morale »… « Steeve avait raison. Au bout d’un moment, cela ne peut plus tourner autour de l’argent. Au bout d’un moment, vous ne pouvez plus dépenser d’argent, même si vous essayez très dur. Je le sais, j’ai essayé très dur ».

2007 c’est l’année ou Steve Jobs a inventé l’IPhone…

Tout dirigeant devrait prendre conscience de cette coopération fondatrice de toute vie.

La preuve par l’IA

La guerre des intelligences artificielles est un bon scénario… qui ne se produira pas. La preuve :  les développeurs de Google DeepMind ont intégré deux intelligences artificielles dans des jeux vidéo afin de mieux comprendre leur comportement mutuel. Et ils ont remarqué que les capacités d’adaptation de ces IA les ont d’abord conduites à être rivales puis à s’allier pour coopérer.

Le premier jeu, nommé « Gathering », consiste à ramasser des pommes pour gagner des points, munies d’un pistolet laser, les IA pouvaient mettre KO l’adversaire. Le degré de pénurie de pommes était proportionnel à l’agressivité des IA.

Dans le deuxième jeu, « Wolfpack », une « meute de loups », les deux joueurs devaient chasser une proie et la capturer ou coopérer pour obtenir mutuellement des points. Les IA avaient tendance à collaborer dans ce genre de situation.

Résultat quand les IA sont bêtes, elles s’entretuent à la moindre crise. Quand elles sont intelligentes… elles finissent par coopérer.

Les gens intelligents ne se battent pas à mort dans une solitude intransigeante   mais ils coopèrent. Les entreprises qui survivront à l’âge digital seront des systèmes coopératifs, des sociétés coopératives d’innovation permanente. Frans de Waal, psychologue et primatologue, résume : « La réponse émanant des connaissances du comportement humain qui se sont accumulées en anthropologie, en psychologie, en biologie ou en neurosciences, se résume en quelques mots : nous sommes un groupe d’animaux infiniment coopérants, sensibles à l’injustice, parfois bellicistes, mais essentiellement pacifistes ».

Le meilleur signe que nous avons (en partie) fait fausse route est que nos enfants ne se reconnaissent pas dans le capitalisme que nous leur transmettons en héritage mais imaginent des communautés de coopération créatrices.

On aurait dû s’en douter.

[…] Status hominum naturalis antequam in societatem coiretur Bellum fuerit; neque hoc simpliciter, sed bellum omnium in omnes.

« L’état naturel des hommes, avant qu’ils furent joints, était une guerre, et non simplement, mais une guerre de tous contre tous. »

— Hobbes – Libertas (liberté), Chapitre 1, section 12


[1] OCDE,  “Focus Inégalité et Croissance”, Décembre 2014
[2] Didier Long, Maladie de Lyme : l’héritage moderne des initiatives nazie et japonaise de guerre biologique”, Mai 2017